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Jean-Luc Chappey, Pasteur et les antivax

Marseille, Agone, 2025, 301 p. Postface d’Anne-Marie Moulin.

En 2019, l’Organisation mondiale de la santé a désigné « la réticence à la vaccination » (vaccine hesitancy) comme l’une des dix principales menaces pour la santé mondiale1, et depuis le début du XXIe siècle, les antivax de tout poil redonnent de la voix2, parfois avec la caution de médecins3. Ce mouvement s’est encore renforcé avec la Covid-19 et, depuis cinq ans, l’obligation vaccinale, assumée par plusieurs gouvernements, a provoqué le regain d’un antivaccinisme aux enjeux dépassant la sphère médicale4. Cette dernière situation constitue, pour l’historien des sciences Jean-Luc Chappey, le départ d’une réflexion portant sur une autre séquence de forte contestation de la vaccination, celle qui, au cours des années 1880, s’attaque au procédé de prévention que Louis Pasteur et son entourage sont en train de mettre au point.

Les histoires de la vaccination montrent une histoire très peu linéaire, faite de méfiances et de refus aux explications multiples, et ce depuis que la vaccine antivariolique, inaugurée à la fin du XVIIIe siècle, commence à être utilisée, en Europe puis au-delà5. La manière dont les sociétés résistent et se convertissent à cette première vaccination est bien documentée6. Les ouvrages plus spécifiques sur les opposants à la vaccination, moins nombreux, portent en général sur des périodes longues et des terrains occidentaux, britanniques, français, états-uniens7. Pasteur et son œuvre ont fait l’objet de publications nombreuses, au sein desquelles émergent particulièrement, dans les années 1980, le collectif dirigé par Claire Salomon-Bayet qui retrace les fondements, la chronologie et les conséquences de la « révolution pastorienne8 » sur la médecine et la société, ainsi que l’ouvrage de Bruno Latour, qui insiste sur la manière dont la réussite de Pasteur doit en partie se comprendre par les alliances qu’il a su nouer hors du laboratoire pour faire accepter les preuves de l’efficacité de ses travaux9. En 2022, le bicentenaire de la naissance de Pasteur a encore favorisé cette production.

Au sein de cette littérature déjà riche, Jean-Luc Chappey choisit de se concentrer sur les opposants de Pasteur dans les années 1885-1889 afin de contribuer à l’analyse « des dynamiques politiques et sociales qui entrent en jeu dans les débats sur les questions vaccinales » (p. 11). En neuf chapitres, il raconte deux histoires qui se percutent au cours des années 1880. La première est celle d’un chimiste qui, bien en cour et en fonds sous le Second Empire, retrouve, après l’avènement de la République, une nouvelle position, notamment en réorientant ses recherches sur le rôle des micro-organismes dans l’étude des maladies animales et de leur prévention, amenant à une nouvelle manière de considérer la maladie. C’est aussi l’histoire d’un savant qui, avec ses disciples, impose une nouvelle science en train de se faire, une science de laboratoire, à l’écart de l’opinion.

L’autre histoire est centrée sur les antivaccinateurs, que l’on voit entrer en scène au moment où le député Henri Liouville défend, en 1880, une proposition de loi visant à instaurer l’obligation vaccinale antivariolique, la seule existant alors. Elle est rejetée au nom de la défense de la liberté individuelle et contre ce qui est vu comme une intrusion encore inenvisageable de l’État dans les affaires de santé. Le débat trouve un écho auprès d’acteurs variés, disparates jusqu’à un certain point, et formant une « nébuleuse » antivaccinatrice dont la Ligue universelle des antivaccinateurs est l’un des pôles. Cette ligue, fondée en 1880 par le médecin belge Hubert Boëns (1825-1898), tient son premier congrès à Paris la même année. Une des spécificités du mouvement est sa dimension internationale, sa proximité notamment avec les puissantes ligues britanniques antivaccination. À partir de 1883, la Ligue des antivaccinateurs fait cause commune avec les mobilisations en faveur de la cause animale, nées à Londres au cours des années 1820. En effet, l’expérimentation sur les animaux est un des piliers de la physiologie expérimentale depuis le début du XIXe siècle. En France, la Ligue populaire contre l’abus de la vivisection, fondée en 1883, proteste contre la souffrance des nombreux animaux (poules, lapins, chiens, singes…) utilisés – torturés ? – dans les laboratoires.

L’antivaccinisme recouvre plusieurs aspects : certains en dénoncent la dangerosité, d’autres l’inefficacité, d’autres encore s’opposent à l’obligation au nom de la liberté individuelle. Tous mettent en cause les méthodes expérimentales promues par Pasteur et ses collaborateurs, accusés de mettre inutilement en danger les hommes et les animaux par leurs expériences alors qu’une hygiène publique bien menée devrait permettre d’éliminer les causes d’infection et de contagion. Loin d’être peuplés de conservateurs hostiles à la « science », beaucoup de ces opposants appartiennent aux nombreuses nuances d’un progressisme qui recoupe, en France, le mouvement républicain. Boëns lui-même, médecin de sensibilité fouriériste, est un expert des maladies professionnels, favorable à l’intervention de l’État dans les affaires de santé, rationaliste, libre penseur, partisan du vote des femmes. Parmi ceux mais aussi celles qui rejoignent ce combat, la féministe Maria Deraisme, qui y arrive par la lutte contre la souffrance animale, des proches de Louise Michel, voire Louise Michel. C’est un des intérêts de l’ouvrage que de montrer, au-delà de l’identification des lieux de l’antivaccination, la manière dont l’opposition aux pratiques scientifiques de Pasteur peut s’articuler à l’idée républicaine et au programme social qui peut l’accompagner.

Les critiques s’intensifient au cours de l’année 1885, qui voit lamise au point du vaccin humain contre la rage. Derrière l’image d’Épinal, les accusations fusent contre les protocoles d’expériences menées par Pasteur et mettent en avant des techniques de lutte contre la maladie efficaces (la cautérisation), moins dangereuses que l’injection dans l’organisme de microbes à la virulence certes atténuée, mais toujours active. En même temps que les oppositions se structurent et donnent de la voix, Pasteur travaille à accroître sa popularité, en France et à l’étranger. En témoigne, lorsqu’il s’agit de fonder un institut de soins et de recherches sur la rage et sur les maladies contagieuses – l’Institut Pasteur –, le « flux ininterrompu » (p. 129) de souscriptions publiques et privées, venues de tous bords politiques et de toutes origines sociales et géographiques.

Pour ses adversaires, cet appel de fonds relève du détournement de la générosité publique, d’autant que Pasteur est accusé de falsifier ses résultats et de cacher le nombre de morts causés par la vaccination ; à Londres, une commission enquête sur le nouveau traitement de la rage. Cela n’empêche en rien l’ascension de Pasteur : les instituts antirabiques se multiplient en Europe, le nombre de vaccinés augmente et les preuves statistiques de l’efficacité vaccinale s’imposent : l’Institut Pasteur est inauguré en 1888.

La renommée de Pasteur s’étend en même temps que la crise boulangiste radicalise la vie politique entre 1886 et 1889, suffisamment pour être perçue comme une menace pour un régime encore attaqué de plusieurs côtés. Jean-Luc Chappey met en avant le fait que de nouveaux opposants s’ajoutent alors aux habituels contempteurs de Pasteur, comme le pamphlétaire boulangiste Henri Rochefort qui, à longueur d’articles, fait du savant un des symboles de la corruption de la République et de ses élites. La charge est d’autant plus violente qu’au cours de ces années, Pasteur est érigé en figure du savant républicain, héros de la raison, héritier des Lumières, bienfaiteur de l’humanité. À la fin de la décennie 1880, les « antivax » ne désarment pas, mais leur combat apparaît de plus en plus d’arrière-garde face au triomphe de Pasteur.

On aurait parfois aimé que l’auteur tire davantage de fils, par exemple la réception du discours antivaccin au-delà des cercles de convaincus, les positionnements de la droite – celui de la Ligue des patriotes est brièvement évoqué –, les conversions, le destin des irréductibles, comme les rédacteurs de l’Encyclopédie contemporaine illustrée, publication de vulgarisation scientifique qui, à partir de sa fondation en 1887, diffuse largement des thèses antivaccinales. Ce livre n’en montre pas moins comment une cause entre de différentes manières dans le discours politique, comment l’antivaccinisme, relativement marginal par rapport à d’autres pays, notamment la Grande-Bretagne, n’en est pas moins arrimé à une histoire européenne plus vaste et comment différents réseaux, qui se croisent sans se confondre, témoignent de l’importance de l’image de la « nébuleuse » pour faire comprendre les modes d’organisation et d’action.

La conclusion choc de Jean-Luc Chappey (la science pasteurienne permet à la République de sortir de la crise boulangiste et de légitimer l’autorité et l’intervention de l’État dans le domaine le plus intime, la santé ; avec la vaccination, la République lutte sur le terrain politique contre le populisme), si elle est sûrement à nuancer, ouvre cependant sur l’évolution alors en cours quant à la place de la santé – individuelle et collective – dans la politique sociale en train d’émerger, comment elle entre dans la pensée solidariste au cœur de la philosophie tertiorépublicaine.

Claire Fredj


  1. World Health Organization, https://www.who.int/news-room/spotlight/ten-threats-to-global-health-in-2019. À ce sujet, Anne-Marie Moulin et Gaëtan Thomas, « L’hésitation vaccinale, ou les impatiences de la santé mondiale », La Vie des idées, mai 2021, https://laviedesidees.fr/L-hesitation-vaccinale-ou-les-impatiences-de-la-sante-mondiale. ↩︎
  2. Romy Sauvayre, Le journaliste, le scientifique et le citoyen. Sociologie de la diffusion de la défiance vaccinale, Paris, Hermann, 2023 ; Archana Chatterjee (dir.), Vaccinophobia and Vaccine Controversies of the 21st Century, New York, Springer, 2013. ↩︎
  3. Brian Deer, The Doctor who Fooled the World. Science, Deception, and the War on Vaccines, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2020. ↩︎
  4. Olivier Jourdain, Enquête au pays des antivax, Paris, Plon, 2021 ; David M. Berube (dir.), Pandemic Resilience. Vaccination Resistance and Hesitance, Lessons from COVID-19, Cham, Springer, 2024. ↩︎
  5. Anne-Marie Moulin (dir.), L’aventure de la vaccination, Paris, Fayard, 1996 ; Jean-Baptiste Fressoz, « Le vaccin et ses simulacres : instaurer un être pour gérer une population, 1800-1865 », Tracés, n° 21, 2011, p. 77-108. ↩︎
  6. Pierre Darmon, La longue traque de la variole. Les pionniers de la médecine préventive, Paris, Perrin, 1985 ; Yves-Marie Bercé, La naissance du vaccin. Entre utopie et rejets, Paris, Éditions du Cerf, 2020. ↩︎
  7. Nadja Durbach, Bodily Matters. The Anti-Vaccination Movement in England, 1853-1907, Durham, Duke University Press, 2005 ; Françoise Salvadori et Laurent-Henri Vignaud, Antivax. La résistance aux vaccins du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Vendémiaire, 2019 ; Jonathan M. Berman, Anti-Vaxxers: How to Challenge a Misinformed Movement, Cambridge, The MIT Press, 2020 ; Patrick Zylberman, La guerre des vaccins. Histoire démocratique des vaccinations, Paris, Odile Jacob, 2020 ; Ella Stewart-Peters, Vaccination Wars. Cornwall in the Nineteenth Century, Exeter, University of Exeter Press, 2022 ; Pierre Darmon, Vaccinateurs et vaccinophobes. Histoire d’un complot, de 1720 à la variole du singe, Paris, Librinova, 2023. ↩︎
  8. Claire Salomon-Bayet (dir.), Pasteur et la révolution pastorienne, Paris, Payot, 1986. ↩︎
  9. Bruno Latour, Les microbes : guerre et paix, Paris, Métaillié, 1984 (réédité sous le titre Pasteur : guerre et paix des microbes, Paris, La Découverte, 2001). ↩︎

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (18 septembre 2025). Jean-Luc Chappey, Pasteur et les antivax. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 16 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14pc4


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