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Guillaume Fondu, La naissance du marxisme. Allemagne, Russie, URSS.

Paris, CNRS Éditions, « CNRS Philosophie », 2024, 386 p.

La crise financière de 2008 a relancé, en France comme ailleurs, un « retour à Marx » dans le débat intellectuel marqué par un intérêt renouvelé pour sa pensée au cœur de laquelle réside son projet de critique de l’économie politique, partiellement abouti dans le premier livre du Capital1. Ce regain d’intérêt s’est toutefois souvent accompagné d’un certain rejet du « marxisme » entendu, selon la célèbre formule de Michel Henry, comme « l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx2 », définition péjorative du marxisme qui s’inscrit en réalité dans un perpétuel conflit d’appropriation de la pensée de Marx. C’est en contrepoint de ces querelles que s’ancre l’ouvrage de Guillaume Fondu qui vise à retracer « la naissance du marxisme » en cherchant à confronter les discours se réclamant de l’héritage de Marx à leurs différents contextes d’énonciation. Cet ouvrage est la publication remaniée de sa thèse en philosophie, préparée sous la direction de Catherine Colliot-Thélène et d’Agnès Labrousse et soutenue à l’université de Rennes 1 en 2019, dont le titre initial – « Une science sociale en contexte : usages allemands, russes et soviétiques de la critique de l’économie politique » – annonce plus clairement l’objet des recherches menées par Guillaume Fondu pour ce travail universitaire.

L’ouvrage s’ouvre classiquement par une introduction substantielle permettant de clarifier la problématique et la méthodologie élaborées par l’auteur pour tâcher de spécifier l’unité et l’identité du marxisme, défini provisoirement comme « une pratique dont le but est d’articuler, par le biais de la discussion collective […], l’analyse objective d’une situation pathologique et la constitution d’un sujet (collectif, dans le cas du marxisme) susceptible d’y mettre un terme3 » (p. 12). Contrairement aux histoires du marxisme déjà existantes, il ne s’agit donc pas ici d’égrainer les différentes théories développées dans le sillage de Marx, mais de construire le concept de « marxisme » au-delà de ses usages divers et conflictuels, en cherchant à dégager ce qui fait la spécificité du type de discours que les marxistes entendent porter.

L’hypothèse sous-jacente à cette étude est ainsi de considérer que la spécificité du marxisme, et notamment de sa critique de l’économie politique, ne doit être recherchée ni dans ses différentes thèses ni dans son épistémologie mais dans le rôle qu’elle assigne à la théorie critique au travers d’un type d’énonciation spécifique qui se caractérise par une certaine identité entre l’objet du discours et son destinataire privilégié. En se focalisant sur la classe ouvrière comme objet d’analyse mais aussi comme potentiel sujet révolutionnaire, le marxisme se distingue d’autres types de discours – positiviste, gestionnaire et d’adresse – tout en se caractérisant par une certaine ambiguïté énonciative liée à la tension constitutive du marxisme entre théorie et pratique. Il s’agit alors de saisir ces discours se réclamant du marxisme dans leur historicité en les analysant comme l’élaboration, à partir d’une certaine lecture du présent, de scenarii possibles dessinant des perspectives politiques à un sujet révolutionnaire que ces discours contribuent à faire émerger et à organiser.

C’est au travers de cette hypothèse de travail que Guillaume Fondu retrace la « naissance du marxisme » dans trois contextes différents : l’Allemagne et la Russie de la fin du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, et l’URSS des années 1920. Les débats théoriques et politiques qu’il envisage s’inscrivent essentiellement après la mort d’Engels qui entraîne un certain étiolement de l’unité du marxisme, qui se trouve alors confronté à des évolutions et à des contextes auxquels il doit s’adapter. Comme le souligne Guillaume Fondu, « les différents contextes locaux dans lesquels il va être mis en œuvre ainsi que les transformations du capitalisme et de la science économique vont poser la question de son adaptation à des cadres nouveaux et de son actualisation » (p. 9). Chacun des espaces-temps retenus par cette étude permettent ainsi de donner à voir comment les discours tenus par des intellectuels et dirigeants politiques ont pu se saisir du marxisme et de ses catégories pour répondre à des enjeux spécifiques en cherchant à corréler ces discours à des pratiques politiques.

Dans la première partie de l’ouvrage, Guillaume Fondu s’intéresse au « rôle de la critique de l’économie politique dans la constitution du marxisme allemand », de la mort de Marx jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. La particularité de ce contexte allemand réside dans le développement d’une institution politique forte représentée par le parti social-démocrate allemand (SPD) qui, grâce à sa dynamique électorale, semble parvenir progressivement aux portes du pouvoir. Le marxisme, qui « a pris la forme d’un discours d’accompagnement des succès croissants de la social-démocratie, avec une tonalité positiviste et un contenu proche de la philosophie de l’histoire énoncée dans le Manifeste de Marx et Engels » (p. 373), doit alors se confronter à des enjeux nouveaux qui s’accompagnent de critiques et d’oppositions sur le plan théorique. L’auteur revient ainsi sur les débats suscités par les critiques adressées au marxisme par l’École historique allemande (d’économie) et par les tenants d’un « retour à Kant ». Celles-ci préparent et sous-tendent la première grande crise du marxisme, celle dite du « révisionnisme » (incarné par Eduard Bernstein), qui révèle alors un certain nombre d’impensés de la théorie marxiste. C’est dans la continuité de cette crise que deux théoriciens marxistes de premier plan, Rudolf Hilferding et Rosa Luxemburg, cherchent à actualiser la critique de l’économie politique développée par Marx en s’appuyant, l’un sur la notion de « développement », l’autre sur celle de « crise », ce qui les conduit à produire deux types de discours différents – un « positivisme évolutionniste » pour l’un et un « révolutionnarisme d’adresse » pour l’autre.

Le deuxième contexte envisagé dans l’ouvrage est celui de la Russie tsariste, qui se distingue radicalement du premier par le caractère « arriéré » de son économie par rapport aux économies occidentales, mais aussi par un contexte culturel marqué par l’absence d’espace public et d’un champ académique constitué. Ces conditions particulières à la Russie tsariste ont nécessairement pesé sur les modalités de la réception russe du marxisme ainsi que sur la façon dont les intellectuels russes ont dû adapter leurs discours à cette situation posant là encore des enjeux nouveaux au marxisme. Guillaume Fondu retrace alors les différents débats qui ont marqué la réception russe du marxisme en insistant sur la centralité de la question organisationnelle liée à la réflexion portant sur la politisation de la théorie marxiste qui va opposer, au sein du parti social-démocrate russe, l’héritage évolutionniste de Plekhanov et les différents paradigmes militants défendus par Lénine, mais aussi par d’autres figures telles qu’Alexandre Bogdanov.

La révolution russe de 1917 agit finalement comme un révélateur pour le marxisme russe, en mettant à l’épreuve les différents scenarii élaborés jusqu’alors. En parvenant au pouvoir, les théoriciens et militants se trouvent confrontés aux responsabilités incombant à des hommes d’État, transformant radicalement la situation énonciative dans laquelle ils sont conduits à produire leurs discours. Après la révolution d’Octobre 1917, ce sont les théoriciens bolcheviques qui accèdent au pouvoir dans un contexte difficile marqué par la nécessité d’amorcer la construction du socialisme tout en poursuivant la lutte des classes dans le cadre de la guerre civile qui se poursuit. La question qui se pose alors au marxisme soviétique est de « savoir ce qu’il est possible de faire du marxisme en tant que guide pour une politique d’État, cette dernière étant divisée en trois tâches distinctes – convertir, gérer et combattre – dont la recherche de l’équilibre constitue l’enjeu central du discours marxiste soviétique dans les années 1920 » (p. 374). Dans cette perspective, Guillaume Fondu revient sur les principaux débats qui ont marqué le marxisme soviétique durant cette décennie, en s’intéressant notamment au « réalisme socialiste comme réactualisation du scénario marxiste » mais aussi, et surtout, au défi théorique représenté par la Nouvelle politique économique (NEP).

En définitive, cet ouvrage érudit permet de réinvestir de façon originale l’histoire du marxisme en l’envisageant dans sa dimension discursive. Les différents débats engendrés par les enjeux nouveaux se posant dans des contextes particuliers à des intellectuels et dirigeants politiques se réclamant du marxisme donnent à voir toute la richesse de cette pensée qui est demeurée vivante après la mort de Marx, du moins jusqu’à ce que le marxisme-léninisme ne tende à la fossiliser comme philosophie d’État. Par sa maîtrise du russe, Guillaume Fondu donne accès à toute une littérature de natures très diverses qu’il a pu glaner lors de ses séjours d’étude à Moscou et à Saint-Pétersbourg. On ne peut que regretter l’absence d’une bibliographie permettant de retrouver plus aisément les œuvres citées tout au long de l’ouvrage, qui ouvre néanmoins de belles perspectives de recherches pour d’autres contextes de réception du marxisme.

Pierre-Henri Lagedamon


  1. Karl Marx, Le Capital. Livre 1, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Les Éditions sociales, 2016. Il est significatif de rappeler que cet ouvrage, publié pour la première fois en allemand en 1867, a été traduit en russe dès 1872. ↩︎
  2. Michel Henry, Marx, t. 1 : Une philosophie de la réalité, Paris, Gallimard, 1976, p. 9. ↩︎
  3. Cette définition s’inspire de celle proposée par Alain Badiou dans sa conférence publiée sous le titre Qu’est-ce que j’entends par marxisme ? (Paris, Les Éditions sociales, 2016). ↩︎

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (19 septembre 2025). Guillaume Fondu, La naissance du marxisme. Allemagne, Russie, URSS. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 17 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14pwc


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