Michel Pigenet, Les États-généraux de 1945 ; une expérience démocratique oubliée.
Vulaines-sur-Seine, Les éditions du Croquant, 2024, 197 p.
Michel Pigenet a exhumé dans ce petit livre un épisode méconnu de la Libération, à savoir la réunion des « États généraux de la renaissance française » en juillet 1945, sur le modèle du glorieux précédent de 1789. L’ouvrage a été rendu possible par l’ouverture aux chercheurs des archives de Louis Saillant (1910-1974), l’un des dirigeants de la CGT à la Libération et dernier président du Conseil national de la Résistance (CNR)1. L’exploitation de cette source permet une plongée dans les aspirations des Français en 1945, bien moins connues que les programmes des principales forces politiques2. Au-delà de cet intérêt, l’auteur souligne que l’événement constitue une expérience de démocratie participative inédite dans la France du XXe siècle, faisant écho aux préoccupations actuelles.
L’ouvrage évoque d’abord les origines du projet. L’idée est lancée par les communistes au mois de septembre 1944. Il s’agit officiellement de donner la parole au peuple pour lui permettre de faire connaître ses revendications. La rédaction de « cahiers de doléances » est évoquée par Jacques Duclos dans L’Humanité au début du mois d’octobre. Pour le PCF, il s’agit de promouvoir le programme du CNR, adopté le 15 mars. Au même moment, plusieurs comités départementaux de libération (CDL), incarnant l’union de la Résistance au niveau local, se réunissent en Avignon et se proclament « États généraux ». Après être passée sous l’égide du CNR, l’initiative est approuvée par l’assemblée générale des CDL au mois de décembre. L’événement doit se tenir à Paris du 10 au 14 juillet 1945, date symbolique, après une phase de préparation partout en France. Le projet ne fait toutefois pas l’unanimité, certains y voyant une entreprise communiste pour faire pression sur le gouvernement provisoire (GPRF) et de Gaulle (de fait, celui-ci l’ignorera superbement). Mais elle est suffisamment fédératrice pour être approuvée par la conférence des présidents de CDL le 28 février. Chaque comité local se voit confier la mission de distribuer des questionnaires pour rédiger un cahier communal de doléances soumis à la ratification d’une assemblée populaire locale, qui à son tour doit élire ses représentants aux assises du canton, de l’arrondissement et du département, dont le cahier sera porté à Paris par des délégués désignés à raison d’un pour 20 000 habitants. L’entreprise est retardée par les élections municipales d’avril-mai 1945, mais des milliers de cahiers sont malgré tout rédigés, dont on trouve la trace dans plusieurs dépôts d’archives départementales. Le fonds Saillant, qui regroupe ceux issus de quarante-neuf départements ainsi que de nombreux travaux préparatoires des États généraux proprement dits (notamment les synthèses rédigées à partir des propositions émises par les assemblées départementales), permet pour la première fois une étude raisonnée de ce corpus.
La question se pose au préalable de savoir dans quelle mesure les cahiers sont représentatifs des attentes des Français, question que n’élude pas l’auteur, mais impossible à trancher, si tant est qu’elle ait un sens (l’opinion étant plus une construction qu’un donné). Michel Pigenet note que la participation populaire est très variable, forte dans le Lot, par exemple, où les deux tiers des communes participent, mais faible en Bretagne (trente personnes seulement à Brest). Plus spécifiquement se pose la question de l’influence des communistes, qui sont à l’initiative du projet. Il est indéniable qu’ils ont cherché à orienter les travaux dans un sens favorable : le bulletin interne du parti indique ainsi que les « camarades doivent s’efforcer de faire éliminer par la majorité toute proposition tendant à faire dévier l’orientation des cahiers et à leur donner un caractère pseudo-socialiste3 ». Mais les historiens ne sont pas toujours d’accord sur le poids des sympathisants communistes parmi les délégués des CDL qui participent à la rédaction des synthèses4. Quoi qu’il en soit, on peut estimer qu’étant donné la composition sociologique et politique des comités, la gauche apparaît surreprésentée, ce qui n’a rien d’étonnant dans le contexte de la Libération. De même, les femmes sont très peu nombreuses (à peine plus de 10 % des déléguées lors de la réunion finale à Paris), absence qui se fait sentir au niveau des revendications. Dernier biais, le filtre que constitue l’écriture des cahiers, qui s’interpose entre la parole brute des participants et la synthèse qui en est faite par les rédacteurs aux différents niveaux. Ceci ne remet pas en cause l’intérêt des propositions formulées mais invite à les considérer avec prudence.
De très nombreux sujets sont abordés dans les cahiers, reflet de débats volontairement ouverts. Certaines revendications sont purement locales ou catégorielles. À l’opposé, d’autres (« briser l’égoïsme individuel au profit de l’intérêt général »…) paraissent utopiques ou sans dimension opératoire. Mais nombre de propositions sont plus concrètes et en accord avec les préoccupations du moment. Sur le plan économique, le droit au travail et la promotion des travailleurs, des salaires décents, des droits syndicaux étendus et garantis, la lutte contre la « vie chère » et les « abus » reviennent très fréquemment. Beaucoup de mesures relèvent d’une « politique populaire », destinée à changer la vie quotidienne des plus modestes. L’égalitarisme imprègne ainsi les cahiers, tout comme une approche souvent morale des problèmes économiques. Si la tonalité générale est nettement progressiste, un conservatisme social marqué s’affirme dans certains domaines : ainsi, si le vote des femmes n’est pas remis en cause, l’hostilité envers le travail féminin est largement partagée tandis que la maternité et le modèle de la femme au foyer sont valorisés. On demande sa promotion par les pouvoirs publics pour un ensemble de motifs économiques (ne pas faire concurrence à l’emploi masculin), natalistes (obtenir les naissances dont le pays a besoin) et moraux (protéger les femmes des dangers de la vie de célibataire). Ce paternalisme patriarcal paraît très répandu dans le pays si l’on en croit les cahiers. L’attitude vis-à-vis des étrangers paraît aussi assez négative, l’interdiction pour ces derniers d’occuper un emploi étant fréquemment réclamée.
Les débats lors de la réunion parisienne comme les résolutions finales montrent par ailleurs que l’exercice n’est pas exempt d’arrière-pensées politiques de la part des organisateurs. Ainsi, les comités d’entreprise, instaurés par l’ordonnance du 22 février, sont approuvés, mais une extension de leurs compétences est réclamée, conformément à la ligne de la CGT et du PC. En ce qui concerne la Sécurité sociale, dont les grandes lignes ont été révélées en juin, l’assemblée se prononce pour des mesures beaucoup plus radicales que celles prévues par le gouvernement, comme l’extension à la quasi-totalité de la population, la fin des tickets modérateurs et la retraite à 60, voire 55 ans dans certains cas. Certaines des revendications les plus conservatrices des cahiers seront en revanche écartées et ne figurent pas dans les résolutions finales. L’événement n’échappe pas ainsi à une instrumentalisation par les forces politiques qui en sont à l’origine, communistes au premier chef, dont il sert la stratégie consistant à exercer une pression « populaire » sur le GPRF, en l’absence d’institutions représentatives régulières. On touche ici aux limites de l’exercice.
C’est d’ailleurs la perspective d’une renaissance des institutions, tout autant que le dédain manifesté par de Gaulle, qui explique la faible postérité de l’événement. Celui-ci est en effet relégué au second plan par l’élection à l’assemblée constituante du 21 octobre 1945, dont la date est annoncée un mois après la clôture des États généraux. Les principales forces politiques entrent alors en campagne, délaissant ces derniers. L’année 1946, qui suit, sera dominée par le débat autour des institutions, faisant éclater l’unanimisme de façade encore entretenu par le CNR, qui cesse peu à peu de se réunir avant de disparaître tout à fait en 1947. L’événement sombre alors dans un quasi-oubli, dont il ne sort qu’aujourd’hui.
Dans son épilogue, plus politique qu’historique, l’auteur évoque les divers avatars de la formule des états généraux jusqu’à aujourd’hui, notant sa multiplication à partir des années 1980, mais dans un périmètre limité, sectoriel (états généraux de la culture, de l’alimentation, de la santé…) et organisée selon une logique « top-down » ne débouchant le plus souvent que sur des recommandations technocratiques. Il note qu’on est loin de l’authentique tentative de démocratie participative que les États généraux de 1945 ont représentée selon lui. Il n’est pas tendre non plus avec le « grand débat » organisé par le président Macron en 2019 en réponse à la crise des « gilets jaunes », dans lequel il ne voit qu’une opération de communication au service du chef de l’État.
Fort heureusement, il n’est pas nécessaire de partager toutes les préférences de l’auteur pour trouver de l’intérêt à ce petit livre qui a le mérite de rappeler un épisode oublié de notre histoire politique et sociale.
Bruno Valat
- On trouvera une présentation de ce fonds in Michel Pigenet et Rossana Vaccaro (dir.),
Les jours heureux. Dans les archives Conseil national de la Résistance-Louis Saillant, Paris, Codhos, 2018. ↩︎ - On dispose toutefois sur ce sujet des premières enquêtes de l’IFOP, qui inaugurent en France l’ère des sondages, venus d’Amérique. ↩︎
- La Vie du parti, février-mars 1945, cité par Philippe Buton, Les lendemains qui déchantent. Le Parti communiste français à la Libération, Paris, Presses de la FNSP, 1993, p. 192. Repris par Michel Pigenet, p. 29. ↩︎
- Philippe Buton estime qu’ils représentent la majorité, ce que Michel Pigenet conteste. ↩︎
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (20 septembre 2025). Michel Pigenet, Les États-généraux de 1945 ; une expérience démocratique oubliée. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 16 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14pyf


