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Muriel Chochois, « Even… Une pierre de vie en mémoire de Roza Shabad-Gawronska et des orphelins du ghetto de Vilna ».

Tsafon. Revue d’études juives du Nord, hors-série n° 10, octobre 2022. Préface de Katy Hazan, postface de Philippe Boukara.
Couverture de la revue, illusrtée par une photographie d'identité noir et blanc, la photographie d'un galet où sont peints les mots "Roza Sabad-Gavronska" et celle d'une statuette

L’ouvrage de Muriel Chochois est autant un travail historique qu’une œuvre d’hommage à une figure de la résistance du ghetto de Vilnius trop souvent oubliée : « la vie et l’œuvre de Roza Shabad-Gawronska » (p. 28) forment l’objet de l’ouvrage. Celui-ci entreprend de retracer la biographie d’une femme, issue de la bourgeoisie juive de Vilnius, médecin, socialiste, active dans l’action médico-sociale, jusqu’à son destin tragique dans le ghetto de la ville, où elle prit en charge l’orphelinat et accompagna les enfants jusqu’à leur assassinat par les Allemands et leurs supplétifs locaux, en septembre 1943, date de liquidation du ghetto de Vilnius, l’un des plus grands d’Europe orientale.

Par son parcours pendant l’entre-deux-guerres, comme par son sort pendant la guerre, la vie de Roza Shabad-Gawronzka se rapproche de celle de Janusz Korczak, à laquelle elle est plusieurs fois comparée. À la différence que celui-ci, médecin dans l’orphelinat du ghetto de Varsovie, était connu avant-guerre, notamment à travers son œuvre de pédagogue, tandis que Roza Shabad-Gawronzka a vécu dans l’ombre de son oncle paternel, Tsemakh Shabad, médecin, hygiéniste, homme politique et cofondateur du YIVO (l’Institut de recherche juif installé à Vilnius), promoteur d’une vaste politique médico-sociale qui s’est déployée dans les quartiers juifs de la ville, et décédé en 1935. Une statue en l’honneur du « bon docteur », comme il est qualifié, occupe aujourd’hui l’ancienne place principale du ghetto. Autre aïeule célèbre, par sa mère, Anna Vygodskaia, étudiante juive passée par l’université de Saint-Pétersbourg et militante révolutionnaire. D’un côté, l’une des grandes familles juives de Vilnius ; de l’autre, une autre grande famille juive bourgeoise de l’Empire russe, dont une partie notable de ses membres a été gagnée au socialisme, en particulier au Parti socialiste révolutionnaire (PSR), auquel Roza Shabad-Gawronska appartient également au cours des années révolutionnaires autour de 1917.

Le travail de Muriel Chochois entend donc aussi réhabiliter un parcours de femme, une oubliée de l’histoire, en partie produit de son milieu, et pourtant exceptionnel par bien des aspects. L’écriture est marquée par un compagnonnage avec Sophie Libo-Wawrzyniak, la petite-fille de Roza Shabad-Gawronska, née en 1935, rescapée du ghetto de Vilnius où elle a été cachée chez une enseignante de chant proche de sa mère. Artiste, elle a pris en charge la mémoire de sa grand-mère, dans son œuvre exposée à Yad Vashem et dans son témoignage.

L’ouvrage ne s’organise pas tant chronologiquement que thématiquement, à travers un certain nombre de points d’entrée dans la vie de Roza Shabad-Gawronska : la famille, le milieu médical de Vilnius, les organisations d’entraide et d’action sociale, notamment l’OSE, la Société pour la protection sanitaire de la population juive, initiée en 1912, jusqu’aux divers aspects de la vie du ghetto, qui occupent près de la moitié de l’ouvrage. Femme libre, Roza échappe en partie à son destin social : divorcée deux fois, son deuxième mari n’est pas juif. La révolution et l’annexion de Vilnius, devenue Wilno, à la Pologne, marquent aussi une refonte profonde des institutions locales et un activisme social et politique intense de la part des élites juives, auquel contribue amplement Roza Shabad-Gawronska en prenant la tête de la section sociale de l’OSE. Un engagement au cours de l’entre-deux-guerres qui explique largement un fait rare : Roza Shabad-Gawronska est l’une des seules femmes à participer au Conseil juif de sa ville, l’instance mise en place par les occupants à partir de 1941. Ces chapitres thématiques témoignent parfois d’un souci d’accumulation de matériaux qui tourne à la profusion, comme celui dédié aux médecins qui ont travaillé à Vilnius, longue série de portraits de quelques lignes qui tente de repeupler l’histoire des soignants avant et pendant la guerre ; ou ceux consacrés à l’orphelinat ou à la structure d’accueil de jour des enfants du ghetto, qui reproduit de longues quoique partielles listes nominales. Il en va ici, comme souvent, d’un travail de commémoration qui passe par l’établissement et la remémoration des noms des disparus. Cette dimension mémorielle donne au propos un ton parfois décalé par rapport à une historiographie plus traditionnelle, plus économe. Ici, le sujet de l’étude, Roza Shabad-Gawronska, s’efface parfois derrière la multiplicité des portraits dressés à partir d’une foule d’archives collectées en Lituanie et à travers toute l’Europe et Israël. Le mélange de registres, l’attachement tout du long à une figure singulière dont la vie se mêle à celle de sa ville natale, aboutit à un ouvrage aussi riche que personnel.

Les listes de noms établies pendant l’occupation sont toutefois également un enjeu dans la résistance que Roza Shabad-Gawronska a cherché à organiser dans le ghetto, en tentant d’inclure sur les listes de « résidents provisoires », temporairement épargnés par les mesures d’assassinat, les enfants qu’elle avait à sa charge. De façon plus générale, l’ouvrage contribue à la cartographie des « formes plurielles de résistances » dans les ghettos de Lituanie, comme elles sont qualifiées. Vilnius fut en effet un lieu majeur de la lutte armée des partisans juifs, sous l’autorité d’Abba Kovner, ainsi qu’un lieu important de la « résistance spirituelle » qui passait par la préservation d’une vie religieuse, intense avant-guerre, et de la « résistance culturelle », marquée par la sauvegarde du riche patrimoine juif d’une ville surnommée la Jérusalem de Lituanie.

À travers le portrait de Roza Shabad-Gawronska, Muriel Chochois éclaire la « résistance matérielle » opposée par les prisonniers juifs des ghettos au sort qui leur était fait, à laquelle contribuèrent notamment de nombreux médecins et travailleurs sociaux, à travers l’ouverture de dispensaires, de cantines, la recherche incessante de nourriture, etc. Les sources très parcellaires des ghettos et la rareté des témoignages rendent difficile de saisir ces différents éléments. Membre du Conseil juif, docteure, activiste, Roza Shabad-Gawronska est au carrefour de ces différentes initiatives, concentrant son activité sur le soin aux enfants : gynécologie, éducation, prise en charge, etc. Ce soin particulier aux enfants passe également par la tentative d’en confier certains à des tiers non juifs hors du ghetto, dans l’espoir de les sauver. Il ne semble pas que Roza Shabad-Gawronska ait directement participé à cette entreprise et son action précise dans les organes médicaux reste floue, faute de sources, mais l’ouvrage permet de cerner les différents contours de ces initiatives entre 1941 et 1943. Ultime acte de refus face aux politiques de l’occupant, Roza Shabad-Gawronska refusa d’abandonner « ses enfants » à l’annonce de la liquidation du ghetto en 1943, tandis qu’on lui proposait de fuir et de se cacher. Sa trajectoire permet donc de complexifier la question de la résistance dans les ghettos, souvent rabattue sur la seule lutte armée, pour montrer des formes d’engagement et d’opposition dès les premiers jours de la ghettoïsation.

Thomas Chopard

 


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (5 octobre 2025). Muriel Chochois, « Even… Une pierre de vie en mémoire de Roza Shabad-Gawronska et des orphelins du ghetto de Vilna ». Le carnet du Mouvement social. Consulté le 16 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14ux4


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