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Jean-François Muracciole, Quand de Gaulle libère Paris. Juin-août 1944, récit d’une prise de pouvoir.

Paris, Odile Jacob, 2024.

Spécialiste de l’histoire de la Résistance et en particulier de la France libre, Jean-François Muracciole, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, a choisi de faire un gros plan sur une période majeure de l’histoire de la France contemporaine, la Libération entre juin et août 1944, en suivant au jour le jour le général de Gaulle, président du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF), durant ces trois mois. L’auteur a raison d’écrire : « L’historiographie du gaullisme s’est focalisée sur l’enjeu parisien, délaissant ce mini “Tour de Franceˮ avant Paris ». En effet, même les biographes du Général n’ont pas traité en profondeur ce sujet qui n’occupe, par exemple, qu’une vingtaine de pages sur presque mille dans l’ouvrage magistral de Julian Jackson, De Gaulle. Une certaine idée de la France. Or, c’est un moment clé durant lequel de Gaulle veut affirmer la volonté du gouvernement d’Alger mis en place le 3 juin d’exercer le pouvoir en France à la Libération, d’où le sous-titre du livre de Jean-François Muracciole, Récit d’une prise de pouvoir.

Étape par étape, parfois heure par heure, l’auteur suit le voyage du général de Gaulle entre la Normandie et Paris. Le plan est strictement chronologique. Tout commence à Bayeux le 14 juin, quelques heures après le moment où il pose le pied sur le sol métropolitain à Courcelles, pour la première fois depuis le 17 juin 1940. De Gaulle débarque avec des proches, dont Béthouart, Argenlieu, Coulet, Billotte, Boislambert, Laroque, Chevigné, Courcel, soit ses « mamelouks », le gratin de la France libre depuis le début. Commence alors ce qui apparaît comme une répétition de la marche vers Paris du 20 au 25 août. À Bayeux, et plus encore à Isigny, la ferveur est grande. À son retour à Londres le 15 juin, le « sacre populaire » ou « plébiscite » de Bayeux a fait bouger les lignes côté Alliés en faveur de de Gaulle. Entre Bayeux et le retour à Cherbourg le 20 août, le GPRF a tissé sa toile en France, même si les vrais maîtres de la situation restent les généraux alliés. Il manque la force de l’incarnation et la plupart des hommes nouveaux de la Résistance sont de parfaits inconnus.

Les États-Unis refusent toujours de reconnaître l’autorité politique du GPRF. Pour de Gaulle, Cherbourg est « un second Bayeux », selon l’auteur ; puis viennent Rennes (22 août), Vitré, Laval, Le Mans, Chartres. Eisenhower envoie deux divisions vers Paris, dont la 2e DB qui arrive à Rambouillet le 23 où a lieu une rencontre Leclerc-de Gaulle. Le 24 aurait dû être l’investissement de Paris par les forces alliées, mais la 2e DB butte sur les défenses allemandes. C’est finalement le 25 qu’elle entre dans Paris. De Gaulle attend le feu vert de Leclerc. La reddition de Choltitz est signée. De Gaulle, de la gare Montparnasse, se rend au ministère de la Guerre. On y prépare le défilé du 26, selon le modèle établi depuis Cherbourg : bain de foule, préfecture, Hôtel de Ville et cathédrale. À l’Hôtel de Ville, il prononce un discours dont le début, « Paris libéré », est connu. Arrive enfin le samedi 26 août : de Gaulle est accueilli à 15 h 10 par Leclerc devant l’Arc de triomphe puis commence la descente à pied des Champs-Élysées. Leclerc attend à nouveau le chef du GPRF sur le parvis de Notre-Dame vers 16h. Le lendemain, le fait marquant est la venue d’Eisenhower et la visite est chaleureuse.

La minutie dans la description de l’événementiel des trois mois, principalement attentive à l’emploi du temps du général de Gaulle et à son itinéraire, constitue un des intérêts du livre de Jean-François Muracciole. La lecture est parfois fastidieuse (presque 400 pages pour moins de trois mois… dont 150 environ pour les seules journées des 25 et 26 août) mais le style très vivant et le côté « enquête policière » la rendent le plus souvent agréable. L’auteur n’hésite pas à commenter avec amusement certains événements. Un exemple : évoquant le départ de de Gaulle vers la rue Saint-Dominique le 25 août, il écrit (p. 310-312) : « le trajet depuis la gare Montparnasse est digne des meilleurs westerns ! […] Un chef du gouvernement pris pour cible, un ministre en exercice, le chef d’état-major des armées faisant le coup de feu dans les rues de Paris, le revolver à la main, le spectacle n’est pas commun ». On retrouve ici les qualités littéraires d’un historien, révélées dans une œuvre romanesque imprégnée d’histoire, Le Dernier Compagnon,écrit avec Lucie Muracciole en 2018.

Certes, le récit n’est pas totalement neuf, car certains épisodes ont déjà fait l’objet d’une riche historiographie. Mais les plus gros apports du livre de Jean-François Muracciole sont ailleurs, aussi bien dans l’étude trop peu connue des conditions matérielles du « voyage » et des premiers jours à Paris que dans les analyses sur le sens profond de chacune des initiatives du général de Gaulle, en faisant la part du prémédité et de l’imprévu, des impatiences, des succès et des maladresses.

La mesure du niveau d’information réel du général de Gaulle est une des questions matérielles majeures posée par Jean-François Muracciole, qui note l’absence de moyen de communication durant le voyage vers Paris, ce qu’il qualifie de « carence extravagante quand la communication pour prendre le pouvoir constitue une arme décisive ». Un autre exemple, plus anecdotique, touche aux conditions de travail au ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique, où de Gaulle s’est installé le 25 août : l’électricité de ce bâtiment, l’hôtel de Brienne, n’a pas été rétablie et on utilise des lampes à pétrole !

L’auteur s’appuie peu dans son ouvrage sur des archives, expliquant que souvent, pour son sujet, leur « rareté et médiocrité » ne permet pas de trancher. Il utilise, en revanche, l’ensemble des témoignages publiés par les acteurs qui ont participé plus ou moins activement à ces journées entre juin et août 1944, et d’abord celui du général de Gaulle lui-même dans ses Mémoires de guerre. Rappelant « les phénomènes de reconstruction mémorielle inhérents à toute écriture mémorielle », il les confronte, montre souvent leurs contradictions et leurs limites. En s’appuyant sur les travaux des historiens (Christian Chevandier, Ludivine Bantigny, David Bellamy entre autres), il peut éclaircir certains faits et prouver parfois leurs erreurs. Ainsi, écrit-il, le discours de de Gaulle à l’Hôtel de Ville n’est pas improvisé (« pieuse légende ») ; la chronologie et la géographie de la marche sur Paris dans les mémoires du général de Gaulle et ceux du maréchal Juin n’échappent pas à la reconstruction mémorielle ; sur les tensions entre Billotte et Leclerc, la seule source est Billotte ; le témoignage de Jacques Chaban-Delmas, divergeant sur plusieurs points de celui du général de Boissieu, est « à prendre avec grande prudence » ; Boislambert, dans ses mémoires, critique Edgar Pisani… qui n’est pas présent sur les Champs-Élysées le 26 août.

Parmi les points forts du livre figure la démonstration de l’importance de chaque étape du voyage, entre le 14 juin et le 25 août, de Normandie à Alger et Alger à Paris, pour comprendre la « prise du pouvoir » à Paris, résumée dans un titre « accrocheur » et un tantinet provocateur, « Quand de Gaulle libère Paris ». Jean-François Muracciole considère que ce « mini Tour de France représente autant de référendums populaires » et « un rodage des paroles et des gestes du “cycle parisienˮ des 25 et 26 août ». Le chemin est long. À son arrivée en Normandie, presque personne ne reconnaît de Gaulle. À Rennes, première grande ville visitée, de Gaulle ne se montre que brièvement à la foule, ce qui fait écrire à Jean-François Muracciole : « Il n’a pas encore saisi l’immense attente quasi thaumaturgique d’un peuple libéré. » En août, tout est différent : à Rennes, Laval, Le Mans, Chartres, ce sont comme des « entrées royales ». Ces cérémonies « marquent la prise du pouvoir à l’échelle régionale doublée d’une promesse d’allégeance. Sacre populaire dans la rue, contrôle du pouvoir local grâce au travail fourni par la Résistance ». À Paris, de Gaulle veut une voiture découverte pour que « Paris voie le Général ». Tout au long du périple, l’auteur insiste sur deux constantes : d’abord, un entourage de de Gaulle stable, efficace grâce aux liens professionnels tissés avant la guerre dans la haute administration (Palewski, Debré) et aux complicités aristocratiques (Chevigné, Boissieu, Guillebon, Miribel, Boislambert, Courcel, Leclerc…) ; mais aussi le courage de de Gaulle qui, dans Paris, semble indifférent au risque en traversant la capitale et reste imperturbable quand une fusillade éclate à l’intérieur de la cathédrale Notre-Dame.

L’ouvrage confirme avec force, plus qu’il n’apprend parfois, la méthode utilisée par de Gaulle pour imposer son pouvoir. Vis-à-vis des Alliés, sa volonté d’indépendance est claire : se rendre très vite sur le sol métropolitain malgré leurs réticences ; travailler à ce qu’Eisenhower donne le feu vert le 22 août à l’envoi de divisions vers Paris, dont la 2e DB ; encourager l’insubordination de Leclerc face au commandement américain. Au total, de Gaulle réduit à peu de choses le rôle des Alliés. Pour la Résistance intérieure, il s’agit de ne pas lui laisser trop de pouvoir, d’où les tensions au niveau des états-majors entre la 2e DB et les FFI. Dans son discours à l’Hôtel de Ville, de Gaulle n’adresse aucun mot de remerciements aux résistants. Il accorde peu d’attention au Conseil national de la Résistance, car il ne veut pas qu’il devienne un pouvoir parallèle. Par crainte du PCF à Paris, le chef du GPRF ordonne par décret l’incorporation immédiate des FFI et des milices dites patriotiques dans l’armée sous la responsabilité de Koenig. Il remanie le gouvernement sans accepter qu’il soit composé à 100 % de résistants, comme le réclamait le MLN (Mouvement de libération nationale).

En ayant suivi aussi minutieusement le parcours du général de Gaulle entre la mi-juin et la fin août 1944, Jean-François Muracciole enrichit l’histoire de ces quelques semaines vers la Libération de Paris en fournissant toutes les clés pour comprendre comment de Gaulle a consolidé sa position et imposé son pouvoir, même s’il lui manque encore la reconnaissance du GPRF par les Alliés (octobre 1944) et l’onction du suffrage universel (octobre 1945).

Bernard Lachaise


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (5 octobre 2025). Jean-François Muracciole, Quand de Gaulle libère Paris. Juin-août 1944, récit d’une prise de pouvoir. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 16 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14ux6


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