Marc Bergère, Lignes de fuite: l’exil des collaborateurs français après 1945.
Paris, Presses universitaires de France, 2024, 374 p.
Le sujet est connu. L’été 1944 arrivant, le temps de la collaboration s’est évanoui et ses principaux acteurs avec. Disparus, dissipés, et exilés. Marc Bergère, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Rennes 2 et spécialiste de l’histoire de l’épuration en France, emprunte ici à la littérature pour rappeler les filières d’exfiltration, dans la lignée des travaux fondateurs de Judith Lyon-Caen. Il rappelle, à juste titre, que c’est avant tout par la littérature que l’histoire de la fuite est connue. D’entrée, la réflexion introductive pose un intéressant constat. On appréciera la variété des exemples, à l’image de la dualité entre les nageurs Jacques Cartonnet et Alfred Nakache. L’exil serait consubstantiel à l’invisibilité depuis le XVIIIe siècle. Ajoutée à cela la trahison, le cocktail de la traque des collaborateurs français s’annonce détonnant.
Dans une première partie stimulante, l’auteur convoque les chemins d’exfiltration. La force de l’étude réside dans les processus d’exfiltration de la France vers l’Allemagne, via Nancy et Belfort, et les acteurs concernés, ne se contentant pas de Céline à Sigmaringen, partie émergée d’un iceberg bien plus vaste fait de miliciens et de membres du PPF (Partie populaire français). Tous ces dépravés, sur qui et quoi gouvernent-ils ? Pour eux, leur vérité va de soi : ils sont les garants de la survie d’1,5 million de Français prisonniers de guerre en Allemagne. Ce gouvernement fantoche a nourri beaucoup de fantasmes, mais la réalité de l’exil des collaborateurs se résume davantage à une vie dans les camps et les usines qu’à une « vie de château ». Pour les petites mains de la collaboration et leurs familles, l’Allemagne est une terre de servitudes. En exil, il faut continuer à vivre, mais aussi à survivre. La force de Marc Bergère est de convoquer des archives variées, comme les archives diplomatiques relatives aux réfugiés politiques. Dès lors, la nébuleuse s’élargit par la diversité des territoires étudiés : Suisse, Irlande, Espagne, Canada, Argentine, Belgique, Italie. Cette « cartographie de l’exil », pour reprendre les termes de l’auteur, souligne deux constantes : fuir au plus proche, au plus pratique, à proximité des frontières et, pour certains, oser le lointain (les Amériques) afin d’envisager un exil durable. Dans une acception géographique, on constate une superposition nette entre les territoires de l’exil et la répartition des pôles ecclésiastiques, permettant de corroborer l’idée selon laquelle les routes de la fuite ont été rendues possibles par une alliance de circonstances avec les milieux religieux. Mais les accointances religieuses ne doivent pas faire oublier le contexte naissant de la guerre froide. L’anticommunisme a nourri et accéléré l’intégration des collaborateurs dans des environnements de logique de Blocs. Aussi, s’éloigner de l’Hexagone permet de se faire oublier sans pour autant se terrer et vivre reclus. La mise en avant de véritables carrières, à l’image d’André Miguet, ancien de la Division Charlemagne dans la Waffen-SS, ou encore François Bordier, ancien milicien, engagé dans la Légion étrangère et parti combattre en Indochine entre 1948 et 1952, interrogent le lecteur sur la continuité d’un engagement. L’exil et l’éloignement comme rédemption, tout en continuant le combat – ou du moins, un certain combat.
La deuxième partie s’intéresse à la question de la cache en France. Thématique salutaire car moins connue dans l’historiographie, elle propose de répondre à la lancinante question hantant les sociétés européennes de l’immédiat après-guerre : les bourreaux se cachent-ils parmi nous ? Là encore, le soupçon se porte sur les protections offertes par les milieux religieux, avec la cache potentielle assurée par les églises et monastères. La conclusion de l’auteur rappelle que les chiffres manquent pour étayer l’hypothèse d’un phénomène massif et représentatif. Dès lors, y aurait-il une « cinquième colonne » à l’intérieur du territoire où d’anciens collaborateurs prépareraient en secret une contre-résistance lors de la Libération de la France en 1944-1945 ? « Plan bleu », « maquis noir », autant de noms pour des projets en réalité blafards et inopérants, du fait d’une société civile ne soutenant ni ne prenant parti pour ces volontés de déstabilisation. Là encore, les données quantitatives sont difficiles à trouver dans les archives. La clandestinité se définit par la nécessité de faire le vide autour de soi, expliquant le déficit d’informations pour l’historien. Ces nouvelles vies extraordinaires – au sens littéral du terme, sortant de l’ordinaire – offrent aux collaborateurs cachés en France des destins hors normes. Le portrait de Jacques Vasseur constitue l’un des moments clés de l’ouvrage de Marc Bergère. Travaillant pour le IIIe Reich dès 1942 au sein de la Sipo-SD, l’homme est un « poids lourd » du nazisme en France : 430 arrestations, 310 déportations et 230 morts à son actif relevés lors de son procès en 1965. Après un court passage par l’Allemagne fin 1944-début 1945, il revient en France sous une fausse identité : Jean Delpierre. Vasseur, devenu Delpierre, vivra reclus chez sa mère pendant dix-sept ans avant d’être arrêté, jugé puis condamné. Dernier collaborateur français sorti de prison en 1983, il finit sa vie à Heidelberg. Ce retrait du monde n’est pas pour autant un marqueur de la honte, du regret ou du remord. Jamais Vasseur ne renia son passé.
Enfin, Marc Bergère nous transporte dans une troisième et dernière partie sur les routes de l’écriture en exil. Cette communauté de bannis que furent les collaborateurs français eut comme refuge les lettres et la volonté de produire une contre-histoire, à leur prisme personnel comme collectif. Un demi-million de Français fut concerné directement par l’épuration. Va alors commencer une vaste écriture de la victimisation par une entreprise massive de publication d’anciens de la collaboration à partir de 1948, déjà mis en avant par les historiens Laurent Joly et Françoise Passera (2016). Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette vague éditoriale trouva des relais hors du « milieu ». Jean Anouilh ou Marcel Aymé n’hésitèrent pas à nuancer, voire remettre en cause, le « trop plein » résistancialiste propre à la volonté gaullienne dès la fin 1944, faisant le jeu de ces réprouvés des années sombres. D’une nuance à une réécriture de l’histoire, il n’y a parfois que l’épaisseur du trait. Et c’est bien de cela que traite habilement Marc Bergère en insistant sur le fait qu’une contre-histoire de la collaboration s’est écrite durant cette fin des années 1940, n’hésitant pas à poser les jalons d’un révisionnisme s’installant durablement dans la France du second xxe siècle. Par un processus discursif et littéraire de renversement victimaire, un auteur comme Céline, dans ses Cahiers de prison, n’hésite pas à comparer son sort d’après-guerre au destin des Juifs face aux politiques répressives et génocidaires. De cette écriture de l’exil est née une nostalgie, parfois diffusée au sein de la cellule familiale. Ainsi, les enfants et petits-enfants d’épurés ont eu un triple choix : se taire du fait d’un nom trop lourd à porter, minimiser le rôle de son aïeul ou affronter l’histoire en la rendant publique. C’est dans cette dernière voie que s’ouvre la fin de l’ouvrage, autour de la figure de Michel Mohrt. Sympathisant de l’Action française et proche de Jean Bassompierre durant la guerre, il choisit l’écriture comme exil intérieur. À travers ses productions, Marc Bergère isole les points cardinaux de la bascule de l’intellectuel : le traumatisme de la défaite de 1940, l’obsession – voire la fascination – pour la guerre civile et la place de l’amitié (notamment envers Bassompierre, engagé dans la Division Charlemagne). Ce tryptique façonne l’individu, tant dans son œuvre que dans sa part d’absence de condamnation de la période 1940-1944.
En somme, à la lecture de Marc Bergère, il semble y avoir autant de chemins de l’exil que d’exilés. La fuite des collaborateurs français n’est pas un vaste ensemble homogène cantonné aux représentations d’un « château en Allemagne », mais bien un assemblage de lignes laissant apparaître la composition d’un tableau bien sombre, celui de la permanence d’un combat et d’une vision du monde menés hors des frontières hexagonales mais également dans la littérature, forme d’exil intérieur dont le camouflage ne fut pas systématique. En d’autres temps et en d’autres lieux, les figures de la collaboration ont continué à prêcher et s’est imposée avec eux une mémoire complexe, voire décomplexée des années noires.
Frédéric Sallée
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (5 octobre 2025). Marc Bergère, Lignes de fuite: l’exil des collaborateurs français après 1945. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 15 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14ux8


