Pierre Salmon, Un antifascisme de combat: armer l’Espagne révolutionnaire, 1936-1939.
Bordeaux, Éditions du Détour, 2024, 254 p. Préface de Nicolas Offenstadt.
En 2007, l’historien Frédéric Monier déplorait le « regard myope et “francocentrique” » que l’historiographie française avait jeté jusqu’alors sur la guerre civile espagnole. Il recommandait de se saisir de l’histoire transnationale pour faire advenir une « histoire à deux voix, ou à double focale », franco-espagnole, de la guerre civile1. Le défi a été relevé ces dernières années par une génération d’historiennes et d’historiens qui s’est attelée à écrire cette histoire tenant sérieusement compte des sources et des historiographies des deux pays2. L’ouvrage que Pierre Salmon a consacré à la contrebande d’armes à destination des révolutionnaires espagnols durant la guerre civile entre assurément dans ce mouvement. L’auteur entend étudier « l’engagement à hauteur d’hommes et de femmes » (p. 20) de celles et ceux qui, en France, en Belgique, en Suisse et en Espagne, « pensent que le soutien humanitaire et les mots ne suffisent pas » (p. 15) et se lancent dans le trafic d’armes, entrant dans la clandestinité et l’illégalité au nom de la lutte antifasciste.
Pierre Salmon choisit en effet de se concentrer sur la contrebande, phénomène illégal, surveillé et réprimé mobilisant une « poignée de militants » et déplaçant de petites quantités d’armes, en laissant de côté les acquisitions assurées sous couverture légale par les services officiels de la République espagnole, déjà bien documentées par l’historiographie et au sujet desquelles il a été consacré plusieurs articles3. Ce pas de côté lui permet de se démarquer d’une histoire « par le haut », qui a longtemps été écrite par de hauts fonctionnaires et responsables politiques et qui a contribué à « forger une mémoire accommodante des événements » (p. 34), centrée autour du « relâchement » de la « non-intervention » par le gouvernement Blum et de la contribution communiste à l’approvisionnement en armes de la République espagnole. Il met alors en avant l’aide apportée par la gauche révolutionnaire non communiste, qu’il s’agisse des réseaux libertaires rassemblés au sein du Comité pour l’Espagne libre (CEL) de Louis Lecoin ou de la Gauche révolutionnaire de Marceau Pivert. Pour autant, Pierre Salmon entend se démarquer des querelles militantes et historiographiques qui ont pris forme après la défaite républicaine de 1939 autour de la question des responsabilités, en faisant le choix d’écrire davantage une « histoire de personnes que de partis et syndicats » (p. 35). L’historien est notamment attentif aux fractures qui divisent l’antifascisme européen par-delà les appartenances politiques et syndicales – sur le rapport à la légalité, à la violence et au pacifisme – sans négliger toutefois le rôle joué par les « cultures politiques » au moment de s’engager en contrebande – les militants libertaires ayant, semble-t-il, moins de réticence à l’action clandestine. Il montre en outre que la contrebande mobilise bien souvent des militants appartenant à des groupes politiques concurrents qui unissent leurs efforts et dépassent « les clivages partisans pour se placer dans la logique d’un antifascisme de combat » (p. 115) dicté par l’urgence de l’événement.
Pierre Salmon replace en effet la contrebande dans le contexte d’improvisation des premiers mois de la guerre civile, quand les forces de gauche doivent pallier les défaillances de l’État républicain, ébranlé par le coup d’État militaire et la défection massive de ses cadres diplomatiques, tout en faisant face à la politique de « non-intervention » qui les prive d’approvisionnement en armes. La multiplication des initiatives et la dispersion des efforts font alors miroir à la multiplication des comités qui s’emparent localement du pouvoir en Espagne ou organisent la solidarité en France, à un moment où la contrebande devient aussi un moyen de préserver son autonomie face à des forces concurrentes – notamment face à la centralisation progressivement entreprise par l’État républicain, avec le soutien du Parti communiste espagnol (PCE) et des socialistes modérés. Ainsi, la contrebande, relativement intense durant la première année de guerre, ne prospère pas après l’incorporation des milices au sein de l’Armée populaire et la réorganisation de l’État républicain opérée par le gouvernement Negrín. Du reste, la contrebande fait l’objet d’une surveillance constante de la part de l’appareil d’État français qui craint une contagion révolutionnaire par-delà les Pyrénées, renforce le contrôle de la frontière et réprime avec force le phénomène et ceux qui s’y prêtent.
Approvisionner clandestinement l’Espagne en armes n’est pas sans risque, et il est difficile de s’improviser contrebandier. Empruntant à François Marcot les notions d’intentionnalité et de fonctionnalité, Pierre Salmon montre que l’idéologie, bien que nécessaire, ne suffit pas à se lancer dans la contrebande. Pour se livrer au trafic des armes, un militant doit mobiliser non seulement des ressources politiques, sociales, voire familiales, mais aussi des compétences et connaissances linguistiques, techniques et géographiques qui conditionnent très largement le succès de l’opération. L’insertion dans des réseaux de solidarité transnationaux préexistants et la maîtrise de plusieurs langues – français et espagnol – apparaissent comme un préalable nécessaire. Ainsi, les apprentis contrebandiers se recrutent souvent parmi les travailleurs immigrés qui sont en mesure d’assurer une connexion entre les réseaux français et espagnols. Se procurer et acheminer des armes, franchir la frontière supposent aussi du temps et une « disponibilité biographique » (Doug McAdam). À l’image des volontaires qui rejoignent les Brigades internationales, les militants qui entrent en contrebande sont aussi pour une bonne part d’entre eux des chômeurs qui y trouvent une forme de subsistance économique. Du reste, la nature clandestine de l’activité attire des individus qui ont déjà expérimenté l’illégalité et qui disposent de points d’entrée dans le « milieu ». Ignorant souvent tout – ou presque – du trafic d’armes et de la contrebande, les militants antifascistes sont ainsi amenés à nouer des liens avec la pègre hexagonale pour s’approvisionner en armes, mais aussi pour connaître les points de passage et les caches où dissimuler leurs chargements à proximité de la frontière. Pour ces auxiliaires davantage mus par l’appât du gain, qu’il s’agisse de criminels de métier comme Paul Carbone et François Spirito ou de simples contrebandiers insérés dans les sociétés frontalières, la guerre civile espagnole apparaît comme une opportunité économique.
Dans ces conditions, la contrebande constitue « un monde de peu de militants » (p. 87). Certains individus, que Pierre Salmon qualifie de « cumulards » (p. 102), se distinguent d’ailleurs par leur activisme, se mobilisant sur tous les fronts : contrebande, missions politiques, activités humanitaires, etc. C’est le cas notamment de Facundo Roca Gascó, militant de la CNT ayant acquis expériences et réseaux tout au long de son parcours politique et migratoire en France et en Espagne dans les années 1930. Au moment de la guerre civile, il occupe un rôle pivot dans l’approvisionnement des forces révolutionnaires en Catalogne, assurant la liaison avec les comités de soutien de l’Union anarchiste et du CEL en France, avant de s’engager en faveur de l’accueil des enfants du camp républicain en France. S’il se rend incontournable, c’est en raison de sa capacité à mobiliser les réseaux qu’il a acquise de part et d’autre de la frontière. S’appuyant sur la sociologie des mouvements sociaux et les travaux de l’historien Christophe Charle, Pierre Salmon souligne en effet le rôle primordial des « courtiers » ou « brokers » qui assurent les connexions entre espaces et mondes disjoints, assument les décisions et prennent des initiatives. Ce sont ces mêmes courtiers qui permettent la liaison entre les militants politiques qui s’engagent en contrebande et le milieu des criminels avec lequel ils font affaire. L’historien souligne notamment la place centrale occupée par l’avocat socialiste Henry Torrès qui, par les réseaux que lui ouvre sa fonction, est en mesure d’assurer l’intermédiation non seulement entre des groupes politiques concurrents auxquels il a appartenu ou qu’il a défendus – socialistes, communistes ou anarchistes –, mais aussi entre ces mêmes groupes et la pègre hexagonale qu’il a côtoyée dans les prétoires.
Enfin, Pierre Salmon ne néglige pas les apports de l’histoire du genre, en redonnant toute leur place aux femmes qui participent à la contrebande, malgré la double invisibilisation dont elles sont victimes dans les sources. D’un côté, les témoignages des militants antifascistes exaltent l’engagement viril de ceux qui se sont engagés dans la contrebande. De l’autre, les sources de la surveillance – à commencer par les sources policières – minimisent l’agentivité des femmes, souvent réduites à leur qualité de « femme de » ou de « maîtresse de ». De fait, les femmes citées dans les affaires de contrebande tendent à disparaître au fil de l’enquête judiciaire. Dans ces conditions, les femmes que l’auteur a pu identifier dans les sources apparaissent souvent comme transgressives et marginales, les rapports de police décrivant leur « hystérie » ou s’attardant sur leur appartenance aux « bas-fonds » en tant que prostituées, femmes de cabaret ou anarchistes.
Pierre Salmon nous livre ainsi une étude passionnante qui renouvelle considérablement le champ, grâce à une maîtrise précise de l’abondante bibliographie en langues française, espagnole et anglaise, qu’il mobilise en renfort d’un travail colossal de documentation dans les archives françaises et espagnoles. Ce dernier est par ailleurs servi par une écriture efficace et un sens de la formule qui rendent la lecture de l’ouvrage particulièrement agréable.
Nathan Rousselot
- Frédéric Monier, « Deux regards sur une histoire : le soutien à l’Espagne républicaine en France (1936-1939) », Cahiers Jean-Richard Bloch, n° 13, 2007, p. 18-19. ↩︎
- Citons Célia Keren, La cause des enfants. Humanitaire et politique pendant la guerre d’Espagne (1936-1939), Paris, Anamosa, 2025 et Édouard Sill, « L’illusion lyrique ». Le volontariat international combattant dans la guerre d’Espagne (1936-1938), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2024. ↩︎
- Notamment Gerald Howson, Arms for Spain. The Untold Story of the Spanish Civil War, Londres, Murray, 1998 ; Miguel Í. Campos, Armas para la República. Contrabando y corrupción, julio de 1936-mayo de 1937, Barcelone, Crítica, 2022. Parmi les autres travaux de l’auteur, citons Pierre Salmon, « Une impuissante “non-intervention” : les limites de la prohibition du trafic d’armes en France à destination de la guerre d’Espagne (1936-1939) », Histoire@Politique, n° 37, 2019 ; Id., « El color del mercado. Una reevaluación de las adquisiciones de armas de la embajada parisina durante la guerra civil española (1936-1939) », Ayer, vol. 138, n° 2, 2025, p. 101-125. ↩︎
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (5 octobre 2025). Pierre Salmon, Un antifascisme de combat: armer l’Espagne révolutionnaire, 1936-1939. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 16 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14ux9


