Johann Chapoutot, Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?
Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2025, 304 p.
Dans son ouvrage publié en 2025, le spécialiste reconnu du nazisme Johann Chapoutot s’intéresse aux « responsables », à ceux qui ont favorisé l’ascension des nationaux-socialistes au pouvoir. Le titre tire son inspiration du roman de Hermann Broch, Die Schuldlosen (1950) et son étude des « fossoyeurs de la démocratie », comme le précise l’auteur (p. 35) ; le propos couvre la période de la République de Weimar et s’arrête au moment de la nomination d’Hitler à la chancellerie, le 30 janvier 1933. L’ouvrage est divisé en chapitres qui placent la focale sur différents acteurs, croisant perspectives chronologique et individuelle. Au-delà de ce regard historique, le texte se présente comme un essai et alterne entre phases où l’historien prend clairement position vis-à-vis de son objet et du temps présent et chapitres historiques plus classiques. Ces prises de position sont relativement fréquentes dans les premiers chapitres, où elles apparaissent comme autant de « clins d’œil » de l’auteur à son lectorat immergé dans le contexte de 2025, et se font plus rares par la suite. L’épilogue systématise ensuite la comparaison entre passé et présent. Le texte est très agréable à lire et rédigé dans un style vivant, au travers duquel le lecteur perçoit les indignations et les interrogations de l’auteur.
Le prologue permet tout d’abord à Johann Chapoutot de justifier la pertinence de la comparaison entre la période weimarienne et l’actualité, en s’appuyant sur un happening organisé par le collectif ZPS, qui a déposé la stèle de Franz von Papen, l’un des prédécesseurs de Hitler au poste de chancelier (1932), devant le siège de la CDU (Union chrétienne-démocrate d’Allemagne) en décembre 2019. Cet événement avait eu lieu quelques semaines avant les élections législatives dans le Land de Thuringe et ce collectif avait souhaité mettre en garde les chrétiens-démocrates contre un rapprochement potentiel avec l’AFD (Alternative pour l’Allemagne), au regard des expériences passées et du précédent Papen. On s’étonnera de trouver dans ce passage certains raccourcis et approximations quant au déroulement de cette séquence politique : sur le déroulé et la stratégie de vote de la CDU au moment de l’élection du ministre-président et sur la place attribuée à Friedrich Merz au sein de la CDU à l’époque, lui qui n’était alors pas à la tête du parti (p. 16-17).
Dans son introduction, l’historien aborde l’objet « République de Weimar » en retraçant les tendances historiographiques sur le sujet. Il revient utilement sur les différences méthodologiques entre étiologie et téléologie : chercher à comprendre les causes du nazisme n’équivaut pas à établir des liens de nécessité entre événements. L’un des intérêts de l’ouvrage réside notamment dans la démonstration de l’ouverture de l’histoire et des différents possibles offerts aux acteurs et dans la capacité très appréciable de l’auteur de donner à voir une histoire résolument dynamique, jamais figée.
Dans le premier chapitre, Johann Chapoutot étudie l’expérience de Heinrich Brüning à la tête du gouvernement du Reich (1930-1932) en montrant bien les ambivalences de cette personnalité, souvent présentée par la suite comme la dernière tentative pour sauver la démocratie weimarienne. Brüning souhaitait le retour de la monarchie, mais devait son maintien au pouvoir à la tolérance du SPD (Parti social-démocrate d’Allemagne). Cette figure complexe de l’histoire du premier XXe siècle connaît d’ailleurs un intérêt particulier en 2025, et on signalera la sortie d’une édition critique des mémoires de Brüning aux éditions Droste. L’historien revient également sur le rétrécissement progressif du cabinet Brüning et son positionnement de plus en plus à droite. Les passages consacrés à l’évolution de la situation électorale dans les différents territoires allemands sont également précieux en ce qu’ils montrent les perméabilités grandissantes entre Parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP), Zentrum (parti catholique) et nationaux-libéraux, avec la mise en place de coalitions à différents échelons.
Le chapitre suivant, consacré au présidentialisme, donne à voir un président Paul von Hindenburg marqué par une opposition viscérale au communisme et à la social-démocratie. Si le dernier président de la République de Weimar a pu être présenté comme le dernier rempart de la démocratie face au national-socialisme, il est ici dépeint comme un homme sensible aux gratifications (avec l’exemple de la cession des terres de la famille Hindenburg au président par le lobby agrarien) et faisant preuve de mesquinerie (n’hésitant pas à gruger pour se soustraire à l’impôt). Là aussi, Johann Chapoutot met également en avant la tolérance du SPD vis-à-vis d’un président qui l’exècre en renonçant à présenter un candidat face à lui à l’élection présidentielle de 1925.
L’historien en vient ensuite à la figure d’Alfred Hugenberg, magnat des médias, qui chercha à favoriser une « union des droites », avant d’aborder la chute du cabinet Brüning, puis la mise en place de celui dirigé par Franz von Papen, le « cabinet des barons », présenté comme une caricature des élites (1932). Plusieurs chapitres sont consacrés à ce gouvernement. Von Papen défendait une lecture clairement présidentialiste de Weimar et Chapoutot explique comment le chancelier espérait profiter de l’ambiguïté de la constitution, qui présentait deux pôles forts – le Parlement et le président – au profit du second. La volonté forcenée de se maintenir au pouvoir coûte que coûte, quitte à violer la constitution, fit l’objet à plusieurs reprises de discussions au sein du gouvernement. L’obtention d’une autorisation de dissolution du Reichstag, signée par Hindenburg (sans date), donna à Papen de nouvelles marges de manœuvre dans sa gestion de l’opposition parlementaire. Le soutien parlementaire de ce gouvernement était extrêmement faible et la censure votée à 92,5 % le 29 août 1932, puis annulée en raison du dépôt de l’autorisation de dissolution in extremis, résonna comme un aveu de faiblesse éclatant pour un gouvernement maintenu de justesse grâce à la dissolution, mais ne disposant d’aucun soutien. Cette situation fit de l’exercice du pouvoir une quadrature du cercle pour le chancelier Papen, qui chercha malgré tout à se maintenir à son poste par tous les moyens.
L’avant-dernier chapitre est consacré au gouvernement de Kurt von Schleicher. Celui-ci est un véritable fil conducteur dans l’ouvrage, fréquemment évoqué dans la mise en place des gouvernements Brüning et Papen et présenté comme un véritable tacticien, œuvrant en coulisse. Alors que ses positions étaient marquées par un conservatisme intransigeant, sa ligne plus sociale, une fois au pouvoir, surprit, et Schleicher réussit l’exploit de ne pas voir son gouvernement censuré immédiatement. Le NSDAP connaissait alors une phase de reflux, ne parvenant plus à atteindre les scores flamboyants des mois précédents (mais restant à un niveau tout de même élevé). Ce chapitre, incluant les apports de travaux d’histoire contrefactuelle, est passionnant en ce qu’il montre que l’histoire n’est pas figée, et que l’inéluctabilité de l’arrivée au pouvoir de Hitler était tout sauf évidente. La popularité de Gregor Strasser, autre figure charismatique du NSDAP, prêt à rejoindre le gouvernement de Schleicher, est un exemple de faiblesse d’un parti également soumis au doute.
Dans son épilogue, Johann Chapoutot se positionne en tant qu’historien et citoyen. La comparaison avec le temps présent est reprise et souligne les parallèles étonnants entre la fin de l’époque de Weimar et la période actuelle. On rejoint volontiers l’auteur dans ses constats, mais on aurait également souhaité une discussion plus serrée autour du processus de comparaison. Johann Chapoutot utilise par exemple le concept d’« extrême centre » (p. 284) dans sa conclusion pour dresser un parallèle entre fin de la République de Weimar et l’actualité. On aurait apprécié ici une évocation plus circonstanciée et complète des réalités qui se cachent derrière ces termes, limitée ici aux éléments étayant la thèse de l’auteur. C’est néanmoins ce qui fait de ce texte un essai, présentant ses biais et ses choix, que l’historien ne cherche nullement à cacher au lecteur. Dans ce dernier moment de l’ouvrage, il répond également par anticipation aux reproches qui pourraient lui être adressés dans sa comparaison avec les années 1930 et revendique, au contraire, les apports heuristiques de cette approche méthodologique.
En conclusion, cet essai de Johann Chapoutot s’avère extrêmement intéressant à plusieurs égards. Il propose une perspective centrée sur les acteurs et si ces derniers sont identifiés dans différents chapitres, ils sont également restitués dans leur complexité et leurs paradoxes : Hindenburg apparaît comme un président tout à fait prompt à utiliser la loi à son avantage personnel, mais il se refuse dans le même temps à accepter certains dévoiements de la constitution weimarienne souhaités par Papen. Kurt von Schleicher chercha à favoriser une « union des droites » du temps des gouvernements Brüning et Papen, pour finalement proposer une politique aux accents plus sociaux une fois au pouvoir, dans une conjoncture éminemment compliquée pour lui et son gouvernement. D’autres acteurs ne font certes pas l’objet d’un chapitre, et ne sont pas identifiés comme les « responsables » au premier chef, mais ils reviennent de manière récurrente, à l’instar des sociaux-démocrates, coupables, d’après l’historien, de s’être accommodés des attaques faites à la démocratie weimarienne, et même pire, d’avoir laissé la place à leurs opposants politiques sans se battre, par peur de la destruction du régime. Une fois sa lecture achevée, cet essai invite son lecteur à poursuivre sa réflexion sur les formes de cette « responsabilité », sur les modalités et possibilités d’action des différents acteurs, tout en laissant, malgré tout, un message plus optimiste : rien n’est irrémédiable.
Nicolas Batteux
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (14 septembre 2025). Johann Chapoutot, Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 16 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14nnc



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