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Diane Galbaud du Fort, Comment devient-on Juste ? Lucie Chevalley-Sabatier (1882-1979).

Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2023, 304 p.

Comprendre comment une Française peut mériter, longtemps après la Seconde Guerre mondiale, d’être reconnue Juste parmi les nations dépasse la personne de Lucie Chevalley-Sabatier qui fait l’objet de cette belle biographie.

Ce livre éclaire en effet une question beaucoup plus large : comment un nombre significatif de Françaises et de Français n’ont pas accepté la soumission à l’ordre germano-vichyssois, ont imaginé des initiatives et ont pris des risques sans précédent pour sauver des Juifs, que ce soit des individus, des familles ou des enfants cachés. La réponse que l’ouvrage fournit est que pour des femmes manifestant leur autonomie en s’engageant dans les réseaux chrétiens du travail social, ces expériences relevaient de la fidélité à ce qu’elles « avaient toujours été » : il leur « était probablement impossible de faire autrement » (p. 274).

Lucie Sabatier est issue de la bonne bourgeoisie protestante, fille d’un théologien. Féministe, elle épouse à 18 ans un professeur de droit protestant, Élie Chevalley, et devient, à 30 ans, docteure en droit en 1912 (mais elle se voit refuser l’inscription à l’agrégation, encore réservée aux hommes). Après la Grande Guerre et la poursuite d’une immigration de masse, elle cofonde en 1921 une organisation d’aide aux migrants et aux travailleurs étrangers dans le besoin, le Service international d’aide aux émigrants, qui devient le Service social d’aide aux émigrants (SSAE). Celui-ci évolue dans deux directions : il vise d’abord les femmes, enfants ou familles, puis inclut aussi les hommes seuls ; il passe de la philanthropie au travail social. La création par le Front populaire en janvier 1938 d’un sous-secrétariat d’État chargé de l’Immigration et des Étrangers auprès du ministère du Travail permet au SSAE de devenir l’interlocuteur de référence du ministère du Travail et de ses services extérieurs dans ce domaine, de développer ses activités et d’être subventionné à cette fin par l’État. Le SSAE poursuit ses activités sous le régime de Vichy jusqu’à la fin de l’Occupation, et bénéficie même du partenariat « fidèle » du Secours national, la puissante organisation d’entraide ressuscitée en 1938 et épaulée par Vichy. Ayant bravé la xénophobie depuis les années 1930, il est désormais confronté à la persécution antisémite. Comme une grande partie des organismes d’assistantes sociales, il fait le choix de venir en aide aux victimes des persécutions. Lucie Chevalley-Sabatier va encore plus loin. Tout en gardant ses fonctions officielles au SSAE, dont l’ampleur s’accroît en raison des innombrables difficultés du quotidien sous l’Occupation, elle cofonde à Paris en 1941 une association clandestine, l’Entraide temporaire, qui organise le sauvetage de Juifs, notamment d’enfants, en prenant des risques considérables. La précieuse annexe 1 donne une « liste partielle des personnes ou institutions ayant accueilli des enfants cachés par l’Entraide temporaire » et des villes d’hébergement en région parisienne comme en province. Après la Libération, l’Entraide temporaire continue de veiller sur les anciens enfants cachés jusqu’en 1959, où elle se dissout.

La guerre finie, Lucie Chevalley-Sabatier reprend ses activités à la tête du SSAE pour soutenir et accueillir les réfugiés et les travailleurs étrangers, puis sera de 1964 à 1970 présidente du Conseil national des femmes françaises (où elle succède à Marie-Hélène Lefaucheux). Elle meurt en 1979. En 1993, donc à titre posthume, son action durant les années noires lui vaut d’être reconnue Juste parmi les Nations par Yad Vashem.

On voudra bien me pardonner ce survol trop rapide d’une vie si longue et si remplie où convergent les courants du féminisme, les engagements des femmes chrétiennes, l’expérience du travail social. Le livre de Diane Galbaud du Fort a su mobiliser des sources nouvelles qui lui donnent ses couleurs et son originalité : les archives privées de Lucie Chevalley-Sabatier, les archives du SSAE, différentes archives d’anciens enfants cachés juifs, ainsi que des témoignages oraux de certains de ceux-ci. Elle a pu prendre appui en tant que de besoin sur la thèse de doctorat d’histoire que Lucienne Chibrac a consacrée au SSAE (soutenue à Lyon 2 et publiée par l’École nationale de santé publique de Rennes)1. À la précise bibliographie finale, qui est celle d’une thèse de sciences de l’éducation soutenue à Paris Cité en 2021, on se permettra d’ajouter deux livres qui ont chacun fait date : le premier livre d’Annie Fourcaut, au centre duquel on retrouve Berty Albrecht, et l’habilitation de Marie Chessel sur l’engagement des femmes catholiques dans le militantisme sur la consommation2.

Le livre de Diane Galbaud du Fort, évocateur et chaleureux, sort de l’oubli le « parcours exceptionnel » d’une femme engagée. En même temps, il illustre la professionnalisation d’une génération de femmes qui ont développé le travail social en France et qui, après avoir été tentées sous l’Occupation par la création d’un ordre, ont obtenu ensuite une reconnaissance et une diplomation correspondant à leur expérience et aux besoins auxquels elles ont su répondre.

Patrick Fridenson


  1. Lucienne Chibrac, Les pionnières du travail social auprès des étrangers. Le Service social d’aide aux émigrants, des origines à la Libération, Rennes, Éditions de l’École nationale de santé publique, 2005. ↩︎
  2. Annie Fourcaut, Femmes à l’usine. Ouvrières et surintendantes dans les entreprises françaises de l’entre-deux-guerres, Paris, Maspero, 1982 ; Marie-Emmanuelle Chessel, Consommateurs engagés à la Belle Époque. La Ligue sociale d’acheteurs, Paris, Presses de Sciences Po, 2012. ↩︎

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (5 octobre 2025). Diane Galbaud du Fort, Comment devient-on Juste ? Lucie Chevalley-Sabatier (1882-1979). Le carnet du Mouvement social. Consulté le 16 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14ux3


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