Jacques Cantier, Lire sous l’Occupation. Livres, lecteurs, lectures, 1939-1944.
Paris, CNRS Éditions, « Biblis », 2024 [2019], 568 p.
La parution en poche, dans la collection « Biblis », du livre de Jacques Cantier publié en 2019 aux Éditions du CNRS marque le succès rencontré par cet ouvrage. Cet historien du XXe siècle propose une étude approfondie du livre et de la lecture pendant la Seconde Guerre mondiale en France. Jacques Cantier adopte une approche transversale qui embrasse l’histoire littéraire, technique, commerciale en l’intégrant à la vie sociale et politique d’une époque. Il explore le rôle de l’occupant, de Vichy et de la Résistance. Il examine les stratégies des acteurs de la chaîne du livre face à la censure, aux interdictions et spoliations, ainsi que les recompositions du monde du livre sous la contrainte. L’étude offre une analyse détaillée du cadre réglementaire imposé par la double censure de Vichy et de l’occupant, ainsi que des difficultés matérielles liées aux pénuries de papier et aux restrictions de distribution. Il approche la situation des auteurs et il esquisse le portrait de lecteurs.
L’ouvrage poursuit d’autres travaux de référence, tels que L’édition française sous l’Occupation, 1940-1944 de Pascal Fouché, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle de Jean-Yves Mollier ou encore Livres pillés, lectures surveillées de Martine Poulain. Il s’appuie sur un impressionnant corpus de sources (archives publiques, critiques littéraires, notes de lecture, etc.) ; 115 pages de bibliographie, notes et index permettent de prolonger la recherche.
Le prologue resitue la place du livre et de la lecture avant la période de la guerre. L’auteur revient sur l’alphabétisation, la montée en puissance de la presse de masse, la modernisation de l’édition, la situation des bibliothèques publiques, l’organisation des travailleurs du livre, la place de l’auteur. Il met en contexte la fonction de la lecture qui s’est développée par tout un ensemble de facteurs comme les 4 millions de lettres envoyées chaque jour pendant la Grande Guerre, les projets pédagogiques, les prix littéraires. La sociologie est évoquée avec la place prise par le livre dans les différents milieux : les classes populaires disposent de deux livres dans leur logement, un roman-feuilleton et un dictionnaire. Ce prologue pourrait répondre à l’objectif du 18e tome de l’Encyclopédie française (dirigée par Lucien Febvre) publié en 1939 sur la Civilisation écrite, qui avait pour ambition de « mesurer la place que tiennent les livres et les publications écrites dans la vie contemporaine » ; il fut coordonné par Julien Cain, administrateur de la Bibliothèque nationale.
L’ouvrage est structuré en deux grandes parties. La première suit un déroulement chronologique, abordant notamment l’effondrement de 1940. « La fin d’un monde » examine la mise en place des mécanismes de censure (lois, listes Otto, interdictions) et les pillages de bibliothèques publiques et privées. « La vie du livre dans la France occupée : entre contraintes et pénuries » décrit les listes de prohibitions et les dispositifs à l’œuvre. La Propaganda Staffel infiltre les maisons d’édition en entrant dans leur capital ou en les spoliant. Les bibliothèques publiques et privées sont pillées d’environ 10 millions d’ouvrages. L’historien Jérôme Carcopino s’attaque à l’organisation des lectures scolaires et les manuels sont revisités pour laisser une grande place aux auteurs régionaux. Julien Cain est démis de ses fonctions à la Bibliothèque nationale. Dans chaque domaine, l’auteur livre une étude minutieuse des stratégies des acteurs administratifs, politiques, économiques.
La seconde partie adopte une approche thématique, s’intéressant aux figures de lecteurs et aux discours sur la lecture durant cette période. Le chapitre 3 porte sur la « soif de lecture », car l’Occupation, en dépit des restrictions, fut paradoxalement une phase d’effervescence littéraire. Tous les succès n’ont pas forcément de postérité mais certaines initiatives perdurent, telle la collection « Que sais-je ? », lancée en mai 1941. Les tableaux sur les chiffres d’affaires permettent de suivre la dynamique économique. Y a-t-il une géographie de la lecture ? La réponse, qui s’appuie sur un croisement de sources, montre la prépondérance de certaines régions, comme la Seine et le Rhône. La fréquentation des bibliothèques publiques augmente, les prêts doublent à Paris. Les Français prisonniers lisent en captivité, plusieurs associations organisent l’envoi de livres. Malgré l’absence de traces directes laissées par le « lecteur moyen », Jacques Cantier met en lumière des tendances générales sur la montée en puissance des dispositifs de lecture. La description des « lecteurs professionnels » croise les auteurs, les éditeurs, les imprimeurs, les libraires L’activité éditoriale se maintient. La vie littéraire convoque tous les acteurs de cette sociabilité avec les changements dans les comités de lecture, les correspondances, les prix littéraires et leurs circonvolutions académies et jurys poursuivent leur exercice pendant toute l’Occupation. Des approches sont originales, comme l’examen des 2 000 ouvrages dédicacés pendant la Seconde Guerre mondiale dans la bibliothèque de Roger Martin du Gard. On rappelle que Jean Guéhenno appartient au petit cercle des écrivains qui ont refusé de publier pendant l’Occupation. L’édition de l’ombre, le livre clandestin accompagnent le développement d’une presse souterraine. Le PCF est l’un des premiers éditeurs clandestins, mais aussi les Éditions de Minuit (Le Silence de la mer, en février 1942, a été tiré à 350 exemplaires), et, en zone sud, la Bibliothèque française de Louis Aragon et Elsa Triolet. Une circulation secrète du livre s’organise hors des circuits officiels.
L’épilogue s’intéresse à l’épuration à la Libération, qui touche le monde du livre de manière contrastée : si certains éditeurs et écrivains sont inquiétés, la répression reste limitée et se concentre sur la propagande collaborationniste. Des administrateurs provisoires sont nommés, une commission d’épuration du Comité national des écrivains produit des listes à plusieurs reprises, finalement l’épuration judiciaire conduit à l’exécution de Georges Suarez et surtout de Robert Brasillach. La lecture publique renaît, Julien Cain reprend son poste à la direction de la Bibliothèque nationale. La Commission de récupération artistique organise le recouvrement et la restitution de 2 millions de livres volés sur les dix disparus en Allemagne. De nouvelles initiatives inspirées de la Résistance naissent, comme Peuple et Culture ou Travail et Culture.
La conclusion pose les zones à explorer, comme la place du lecteur ordinaire, et souligne la fragilité de la culture dans « le basculement vers l’horreur ».
Cette étude transversale et foisonnante dresse un panorama complet du monde du livre sous l’Occupation, illustrant la complexité des positionnements entre Collaboration et Résistance, mais aussi l’attentisme de nombreux acteurs de la chaîne du livre, confrontés aux politiques publiques menées par Vichy et l’occupant. Elle décrit les stratégies des divers acteurs du champ littéraire, les alternatives développées du côté de la Résistance intellectuelle et les pratiques des différents groupes sociaux. Elle souligne le rôle crucial du livre, mais point salvateur d’un monde défiguré par la guerre. Cette lecture très stimulante, sans jargon, rédigée dans un style limpide, croise le parcours des intellectuels, les pratiques culturelles et l’imbrication entre l’histoire et la littérature.
Isabelle Antonutti
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Notes de lecture de la revue Le Mouvement social (5 octobre 2025). Jacques Cantier, Lire sous l’Occupation. Livres, lecteurs, lectures, 1939-1944. Le carnet du Mouvement social. Consulté le 16 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14ux5


