Caroline Rolland-Diamond, Black America : une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXe-XXIe siècle)

Paris, La Découverte, « Sciences humaines », 2016, 576 pages.

La presse (Libération, Alternatives économiques, Télérama, Les Inrockuptibles), la radio (France Culture, RFI) ont salué l’ouvrage important de Caroline Rolland-Diamond au moment de sa parution en septembre 2016. Suivant la sortie très applaudie de la traduction du livre de Ta-Nehisi Coates, Une colère noire,en janvier 2016¹, ouvrage emblématique du mouvement Black Lives Matter, Black America vient offrir au public français une somme historique sur « les luttes pour l’égalité et la justice » des Noirs américains depuis la fin de la guerre de Sécession et le Treizième amendement de la Constitution américaine abolissant définitivement l’esclavage. Ainsi peut-on placer le mouvement Black Lives Matter dans une perspective historique longue. Il n’existait pas de tel ouvrage en français et, d’une certaine façon, ce livre s’inscrit dans un contexte de publications françaises sur l’histoire contemporaine des États-Unis qui témoigne du remarquable travail d’une nouvelle génération d’historiens². L’ouvrage est bien calibré pour dérouter le moins possible des lecteurs français non spécialistes des États-Unis, puisqu’il rappelle à chaque étape le contexte historique au sens large (politique, social et économique, national, voire international) dans lequel ces luttes doivent être replacées. Il s’accompagne d’un cahier d’images et de cartes qui permettent de situer les hauts lieux du mouvement.

Au-delà d’une somme indispensable en français sur les luttes des Noirs américains pour l’égalité et la justice, Black America ambitionne de proposer un nouveau regard sur ces combats. L’ouvrage repose sur une connaissance fine et précise de l’immense historiographie nord-américaine de tous les aspects du sujet et s’appuie sur la consultation de nombreux journaux, de la fin du XIX^e siècle à nos jours : journaux publiés par la communauté africaine-américaine (Pittsburgh Courier, Muhammad Speaks, The Crisis), grands journaux et magazines généralistes (New York Times, New Yorker, Los Angeles Times), comme de nombreux discours, rapports, textes de lois et fonds d’archives. Sur le plan historiographique, Caroline Rolland-Diamond positionne son ouvrage dans une remarquable introduction. Elle inscrit son travail à la suite d’études qui ont envisagé un « long civil rights movement » (Jacquelyn Dowd Hall), quittant la perspective héroïque qui s’était attachée à peindre les actions des leaders du « civil rights movement » seulement entre 1954 et 1965. Elle repousse même les frontières de son étude aux lendemains immédiats de la guerre de Sécession : on verra plus loin que ce pari d’un « très long civil rights movement » peut soulever quelques interrogations. Par ailleurs, son livre a deux objectifs : d’un côté, peindre les deux volets du mouvement (réformiste et radical) comme complémentaires et non opposés ; de l’autre, rendre aux femmes noires leur place dans ce mouvement. On peut dire que ces deux objectifs sont atteints, de manière très convaincante pour le premier et de manière plus contrastée pour le second. En effet, les expériences des femmes sont parfois simplement juxtaposées à celles des hommes dans le récit, même si Caroline Rolland-Diamond parvient également à combiner les expériences des uns et des autres à d’autres moments, tout en faisant émerger des personnalités féminines d’exception, comme Rosa Parks, en fait militante de longue date lorsqu’elle décida en 1955 de rester assise dans un bus de Montgomery plutôt que de céder sa place à un Blanc, ou Ella Baker, membre de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) dans le Sud et pionnière de la démocratie participative. Cet accent mis sur la place des femmes dans le mouvement donne une dimension genrée passionnante à cette histoire des luttes des Noirs, où les hommes engagés dans le mouvement ont rarement voulu partager les premiers rôles avec les femmes (p. 200) et où la question de la « virilité » (p. 456) conserve jusqu’à aujourd’hui une dimension politique importante. Sur le plan théorique, Caroline Rolland-Diamond se réclame de la théorie des nouveaux mouvements sociaux, des concepts d’« identité collective » et d’« agency » ; au moment où les historiens nord-américains de l’esclavage se mettent à critiquer cette dernière notion, il aurait été utile d’évoquer ces critiques. Elle prend aussi soin de présenter la « communauté africaine-américaine » comme plurielle, souvent divisée sur le plan stratégique mais également d’un point de vue social et politique, même si le souvenir d’un passé commun lui permit de s’unir pour réclamer égalité et droits.

Cette préoccupation pour les questions de classe constitue, avec le genre, un autre fil rouge théorique de ce volume. L’auteure retrace la montée de la fracture entre classes populaires et classe moyenne noire éduquée. Elle peut ainsi conclure, dans l’excellent dernier chapitre, que l’Amérique n’est évidemment pas « post-raciale » aujourd’hui, comme certains avaient pu l’imaginer au moment de l’élection d’Obama en 2008 ; au contraire, un consensus idéologique détournant le rêve de Martin Luther King, celui d’une Amérique « colorblind », « permet certes de renforcer progressivement l’inclusion raciale dans les plus hautes sphères de la société mais il ne permet pas de s’attaquer aux fondements structurels des inégalités raciales qui persistent encore aujourd’hui » (p. 484). Ce consensus ne peut plus justifier que l’on taise le phénomène d’incarcération de masse des jeunes Noirs, soit un jeune sur quatre (p. 447). Le combat n’est donc pas terminé, au moment où certains piliers traditionnels de la lutte pour les droits civiques ne convainquent plus de leur utilité (associations de défense des droits, Églises noires). Black America est un ouvrage éclairant, précis, rédigé dans une langue élégante et accessible, animé par une véritable volonté pédagogique. Par exemple, lorsqu’elles apparaissent dans le récit, les différentes associations qui structurent progressivement la mobilisation noire au fil du XX^e siècle sont soigneusement présentées, ce qui est très précieux. Plus généralement, Black America combine brillamment l’histoire sociale, politique et culturelle des Noirs américains à travers leurs luttes pour l’égalité de 1865 à nos jours. Le récit est nuancé et présente aussi bien les avancées que les moments d’incertitude, comme la fin de la Seconde Guerre mondiale (p. 180), sans perdre de vue le souci constant qu’a constitué, et constitue encore, la ségrégation résidentielle.

Les remarques qui suivent expriment les quelques interrogations de l’auteure de ce compte rendu sur des aspects ponctuels du livre. La première concerne la « longue histoire » du mouvement des droits civiques. Si Black America cherche à dépasser le cadre d’une étude centrée sur les années les mieux connues du « civil rights movement » et à ne pas non plus se laisser enfermer dans le cadre géographique du « Sud », où la ségrégation fut institutionnalisée à la fin du XIX^e siècle, pourtant le premier chapitre est presque entièrement centré sur le Sud (où Caroline Rolland-Diamond rappelle que vivaient 90 % des Noirs), sans que soit pratiqué un rappel de la période antérieure de ce qui fut en fait un « très long civil rights movement ». La mobilisation des Noirs américains libres (du Nord dans ce cas) fut bien antérieure à 1865 et n’apparut pas brusquement avec l’émancipation des esclaves du Sud ; au contraire, le mouvement post-1865 bénéficia de concepts et de comportements sociaux (comme l’uplift) qui avaient déjà été élaborés dans le Nord au cours des décennies précédant la guerre, de même qu’étaient apparus depuis longtemps les appels aux armes et à l’autodéfense. La ségrégation de jure avait également un passé en 1865 : dès le début du XIX^e siècle, les Noirs libres du Nord avaient été privés de leurs droits civiques par la loi et non seulement dans les faits (p. 31), ainsi qu’étaient partout interdits les mariages interraciaux depuis la période coloniale. La deuxième remarque porte sur la place des intellectuels africains-américains autres que W. E. B. Du Bois – qui domine logiquement le chapitre couvrant les années 1865 à 1915 : fallait-il oublier Carter G. Woodson, qui créa justement en 1915 The Association for the Study of African American Life and History, creuset essentiel de l’élaboration d’une histoire des Noirs par les Noirs avant 1945 ? D’autres grands militants de cette période, qui avaient commencé leur carrière avant-guerre(comme Frederick Douglass, maître à penser d’Angela Davis, actif jusque dans les années 1890), ne sont pas évoqués, à l’exception de Martin Delany (p. 33). La troisième remarque concerne le lexique politique utilisé, et plus particulièrement le terme « conservateur », qui qualifie aussi bien la bourgeoisie noire, le nationalisme de la Nation of Islam, que Nixon, puis surtout Reagan et les républicains qui mirent à bas le système de redistribution sociale dont bénéficiaient les Noirs pauvres. L’auteure se rend compte que cet emploi assez indistinct du terme peut prêter à confusion, puisqu’elle précise au sujet des « conservateurs noirs » (de la bourgeoisie), p. 208 : « Leur conservatisme relevait donc davantage d’une différence de perceptions tactiques que d’une compromission avec la ségrégation. »

Black America est un excellent ouvrage, qui ouvre de nouvelles perspectives sur l’histoire du mouvement et, tout en soulignant les avancées réalisées, offre des outils pour penser les nouvelles mobilisations noires aux États-Unis dans un contexte de discriminations persistantes.

Marie-Jeanne Rossignol

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1. T.-N. Coates, Une colère noire. Lettre à mon fils, Paris, Autrement, 2016. [↩]
2. Par exemple R. Huret, La fin de la pauvreté ? Les experts sociaux en guerre contre la pauvreté aux États-Unis, 1945-1974, Paris, Éditions de l’EHESS, 2008 ; A. J. Diamond et P. N’Diaye, Histoire de Chicago, Paris, Fayard, 2013. [↩]

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